Lorsqu’on s’intéresse à la conception de jardins, il n’est pas rare d’entendre que les bordures font les allées, et que les allées font les jardins. Autrement dit, délimitez vos espaces de circulation et le reste suivra, vous saurez où planter selon un schéma ordonné. Car l’idée de jardin est culturellement liée à celle d’ordre. Tout le contraire du sauvage. Or, il suffirait de peu pour voir les choses différemment.
Par exemple, retirez les bordures de vos allées, et l’équation évoquée ci-dessus s’écroule. Car, si elles ne sont plus dessinées par leurs limites, qu’est-ce qui vient encore définir les allées ? Et partant de là, qu’est-ce que l’ordre d’un jardin aux allées non clairement délimitées ?
Gilles Clément, paysagiste français, propose, dans sa théorie du Jardin en Mouvement, de valoriser les éléments spontanés, donc sauvages, déjà à l’œuvre malgré nous dans les processus biologiques qui animent tout lieu. Prenez le temps de laisser s’épanouir ces mauvaises herbes que l’instinct pousse à arracher. À quoi ressembleront-elles à maturité ? Des fleurs ? Des fruits ? Peut-être une récolte possible, jusque-là ignorée par empressement du « propre » ? Laissez se dessiner un paysage en germe, dont vous n’aviez pas conscience mais qui, année après année, tentait de vous montrer son potentiel. Pourquoi ne pas admettre et préserver la beauté des ombelles blanches de l’achillée mille-feuilles, de la carotte sauvage, ou encore de la berce (quand bien même il s’agirait de la petite ou de la grande ciguë) ? Pourquoi ne pas donner une chance à cette pousse d’arbre qu’on ne sait pas encore identifier, mais dont l’élan vital est aussi appréciable que l’ombre qu’elle procurera dans quelques années ?
Gilles Clément appelle « îles » ces zones préservées pour leur beauté sauvage. Entre ces îlots de vie, dont vous aurez choisi le maintien mais pas l’emplacement, vous tondrez ou faucherez, créant ainsi des espaces de circulation. Telles seront vos allées, se lovant au milieu de l’existant, quand elles avaient l’habitude de définir ce qui existerait. Allons plus loin dans le lâcher-prise : dans un jardin en mouvement, vos allées seront elles-mêmes mouvantes. en effet, vous ne contrôlez pas l’éparpillement des graines des plantes sauvages que vous avez adoptées. À la saison prochaine, celles-ci auront peut-être étendu leur territoire, ou bien auront-elles migré après avoir vidé leur milieu des éléments minéraux qui leur étaient nécessaires. Toujours est-il que la carte de vos îles s’en verra redessinée, et le tracé de vos allées avec.
Un jardin sauvage invite donc, non pas à laisser une friche se développer (ce serait une autre démarche pour approcher le sauvage, pas moins intéressante, dont nous reparlerons), mais à jouer avec la dynamique d’enfrichement pour apprendre à cohabiter avec une faune et une flore spontanées. Voilà une porte d’entrée facilement accessible pour passer d’une conception en « maîtres et possesseurs de la nature » à l’art de confier l’ordre de votre jardin au génie naturel. Observez, accompagnez, favorisez la dynamique qu’il vous propose, et vous ne cesserez jamais de cheminer (sans bordure !) sur la voie toujours changeante de l’émerveillement.